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LA bibliothèque était une pièce aux dimensions gigantesques. Il avait fallu vingt ans à des équipes de cinq cents esclaves travaillant nuit et jour pour venir à bout du travail de ponçage élémentaire. La distance qui séparait la porte par où entraient les envahisseurs de celle par laquelle Kickaha voulait s’échapper était de cent soixante mètres. Quelques-uns des Drachelanders pouvaient fort bien avoir le temps de lui décocher des flèches avant qu’il ne l’atteigne.
Se rendant compte du danger qu’il courait, Kickaha entreprit de transformer sa fuite rectiligne en une course en zigzags. Parvenu à la porte, il plongea vers le sol et la franchit en roulant sur lui-même. Des flèches sifflèrent autour de lui, rebondissant contre le mur ou se fichant dans le plancher derrière lui. Kickaha se remit sur ses pieds et enfila le corridor à toute vitesse. Lorsqu’il atteignit la courbe, il s’immobilisa.
Deux prêtres passèrent près de lui d’un pas rapide. Ils le regardèrent mais ne dirent pas un mot. Des cris aigus se firent soudain entendre, et ils se mirent à courir vers l’endroit d’où ils provenaient. Ils auraient agi plus intelligemment en rebroussant chemin, pensa Kickaha, car les cris indiquaient sans méprise possible que les Drachelanders étaient en train de massacrer les prêtres qui se trouvaient dans la bibliothèque.
Mais les deux prêtres, en se heurtant aux poursuivants, allaient retarder ces derniers de quelques secondes. Tant pis pour eux – ce ne serait pas de sa faute s’ils étaient tués. D’accord, peut-être serait-ce de sa faute. Mais il n’avait pas l’intention de les mettre en garde si cela devait lui permettre de prendre de l’avance sur ceux qui le traquaient.
Il se remit à courir. Alors qu’il atteignait une autre courbe du corridor, à quarante-cinq degrés celle-là, il entendit derrière lui les cris poussés par ses poursuivants. Il s’arrêta et dégagea de son logement une des torches enflammées qui éclairaient le passage. La tenant à bout de bras, il leva les yeux et examina la voûte. Au-dessus de lui, à six mètres de hauteur, il aperçut une ouverture circulaire. Le trou était obscur, ce qui laissait supposer que le conduit d’aération faisait un coude avant d’aller se greffer sur un autre conduit.
La montagne tout entière était creusée de milliers de conduits cylindriques semblables, dont le diamètre d’un peu plus d’un mètre avait été étudié pour permettre la libre progression des esclaves qui les avaient forés.
Kickaha, après avoir étudié la bouche d’aération, secoua la tête. Il ne disposait d’aucun moyen qui lui permît de l’atteindre.
Un bruit s’éleva derrière lui, un frottement de métal contre la paroi du corridor. Kickaha se précipita dans cette direction, franchit à nouveau la courbe, s’immobilisa et lança la torche à toute volée. Le premier archer reçut le morceau de bois enflammé en pleine figure. Il hurla, porta les mains à son visage et recula en chancelant, faisant choir à la renverse le soldat qui le suivait. Leurs casques d’acier coniques tombèrent et roulèrent sur le sol avec fracas.
Kickaha souleva l’archer au visage brûlé et recula, se servant de lui comme d’un bouclier. En même temps, il dégagea du fourreau la longue épée du Drachelander. L’archer se tenait le visage à deux mains, hurlant qu’il était aveugle. Le soldat qu’il avait fait tomber se releva, empêchant ainsi les autres archers qui approchaient de décocher leurs flèches. Kickaha se fendit et transperça la tête sans protection du soldat. Puis il lâcha le blessé qui hurlait toujours, fit demi-tour et se mit à courir.
Il pénétra dans un vaste entrepôt au moment où les premières flèches sifflaient autour de lui. La salle était remplie d’objets manufacturés mais, ce qui retint son attention, ce fut un lot d’échelles télescopiques destinées à la bibliothèque. Il en développa une, appuya son extrémité contre le bord d’une bouche d’aération du plafond, puis posa au pied de l’échelle l’épée qu’il tenait toujours à la main. Il alla ensuite chercher une autre échelle qu’il emporta en courant dans le corridor. Il obliqua l’échelle et grimpa à toute vitesse. Il s’adossa à la paroi du conduit, cala ses pieds de l’autre côté et entreprit de s’élever.
Il avait l’espoir que la première échelle ainsi que l’épée abuseraient ses poursuivants et qu’ils perdraient du temps à tirer des flèches dans l’orifice sombre. Lorsqu’ils se rendraient compte qu’ils ne pouvaient pas l’extirper de là comme un ours dans un arbre creux, ils penseraient sans doute qu’il avait réussi à emprunter à temps une canalisation perpendiculaire. Alors, certains d’entre eux se hisseraient dans le conduit à sa poursuite. S’ils avaient un peu d’idée, ils prendraient le temps de se débarrasser au préalable de leurs lourdes cottes de mailles, de leurs jambières et de leurs casques d’acier.
Non. S’ils avaient de l’idée, ils comprendraient vite qu’il était en train de leur jouer un tour. Ils exploreraient les corridors plus en détail, trouveraient la deuxième échelle et la bouche dans laquelle il se dissimulait, et le transperceraient de flèches.
Talonné par la crainte de les voir suivre ce raisonnement, il se mit à progresser plus rapidement. Heureusement, la paroi de jade du conduit était lisse et douce ; ce n’était pas le contact rude de la pierre ou du bois. Après s’être élevé de six mètres, c’est-à-dire à douze mètres au-dessus du sol, il atteignit un large tunnel de dérivation horizontal, perpendiculaire au conduit dans lequel il cheminait. Jetant un regard vers le bas, il constata que l’échelle était toujours appuyée contre le bord de la bouche d’aération, et qu’aucun bruit ne montait dans le puits. Après quelques mouvements, il réussit à prendre pied dans le tunnel horizontal.
Il entendit alors le faible écho d’une voix. Les soldats avaient dû se laisser prendre au piège. Ou alors ils s’étaient hissés dans le conduit d’aération de l’entrepôt – auquel cas il était impossible qu’ils se trouvent dans le même tunnel horizontal que lui.
Kickaha décida de tenter de les abuser une nouvelle fois. S’il trouvait une issue, il découvrirait peut-être en même temps qu’ils étaient juste derrière lui, ou pire, sous lui. Il était possible qu’ils aient réussi à se faire passer des arcs et des flèches à la chaîne le long du conduit ; s’il en était ainsi, ils pourraient l’abattre sans courir eux-mêmes le moindre danger.
En essayant de repérer la direction dans laquelle se trouvait le conduit contre l’orifice duquel il avait placé la première échelle, il atteignit un embranchement formé par trois tunnels horizontaux débouchant sur un puits vertical. Une faible lueur baignait ce nœud de canalisations. Il franchit le puits vertical en sautant et se dirigea vers l’endroit d’où provenait la lueur. À un tournant du tunnel, il aperçut un Teutonique qui se tenait courbé, lui tournant le dos. Il était en train de saisir une torche enflammée qu’on lui faisait passer par le conduit vertical. L’homme qui tenait la torche grommela qu’il s’était écorché. Son camarade, penché sur l’orifice, répondit d’une voix basse mais véhémente qu’un silence absolu était indispensable.
Les grimpeurs avaient dépouillé leurs armures et s’étaient débarrassés de leurs armes à l’exception du poignard qu’ils avaient à la ceinture.
Cependant, un arc et des flèches furent tendus au soldat qui avait atteint le tunnel horizontal. Les hommes placés dans le conduit vertical devaient faire la chaîne pour hisser les armes. Kickaha pensa qu’ils auraient mieux fait de placer six ou sept hommes au préalable dans le tunnel afin d’empêcher toute attaque par celui qu’ils poursuivaient.
L’idée lui vint d’attaquer immédiatement le soldat solitaire, puis il se dit qu’il était préférable d’attendre qu’ils aient hissé toutes les armes dont ils entendaient se servir contre lui. Un à un, les arcs, les carquois, les épées, et finalement une armure, atteignirent le tunnel sur le sol duquel le soldat les rangea bien en ordre. Kickaha eut envie de rire. Ces imbéciles ne comprenaient pas que le poids d’une armure risquait de les entraîner plus rapidement vers le bas, et qu’ils donnaient ainsi un certain avantage à leur adversaire. En outre, la cotte de mailles et les épais vêtements qu’ils portaient ne tarderaient pas à les faire transpirer. La seule raison qui pût justifier un tel comportement était l’observance de la lourde et rigide discipline militaire. Si le règlement prescrivait le port de l’armure au combat, alors on porterait l’armure, quelles que puissent être les circonstances dans lesquelles le combat se déroulerait. Le soldat qui hissait les équipements et ceux qui se tenaient dans le conduit s’étaient mis à grogner – pas trop fort toutefois – se plaignant de la chaleur et de la fatigue. Kickaha les entendait distinctement, mais il supposa que leurs murmures ne parvenaient pas aux oreilles des officiers placés sous eux dans le corridor.
Kickaha compta en tout trente-cinq arcs et autant de carquois, d’épées et de cottes de mailles qui étaient maintenant soigneusement alignés dans le tunnel. Lorsqu’il avait fait face aux assaillants un peu plus tôt dans le corridor, il avait dénombré plus de trente-cinq hommes. C’était donc que certains d’entre eux étaient demeurés en bas. Avec eux devaient se trouver tous les officiers, qui ne voulaient sans doute pas prendre le temps de se débarrasser de leur équipement. D’après la conversation que tenaient maintenant le soldat du tunnel et un officier – ils hurlaient littéralement alors qu’il leur eut suffi de parler à voix basse si les hommes placés dans le conduit vertical avaient relayé leurs paroles – Kickaha apprit que l’homme qui lui tournait le dos était un shlikrum, mot aborigène emprunté au langage des conquérants germaniques médiévaux de la Terre et désignant un sergent-chef.
Kickaha écouta avec attention en espérant découvrir si d’autres soldats étaient en train de se hisser dans d’autres conduits, car il ne voulait pas se laisser assaillir par-derrière. Il ne fut pas fait mention d’autres tentatives d’escalade, ce qui ne justifiait pas forcément qu’il n’y en eût pas. Kickaha jetait régulièrement des regards derrière lui mais il ne voyait ni n’entendait rien de suspect. Le shlikrum aurait dû faire preuve de la même vigilance anxieuse, mais il se sentait apparemment en sécurité.
Ce sentiment s’évapora comme une goutte de pluie au soleil. Alors que le shlikrum s’accroupissait pour aider le premier soldat à s’extraire du conduit vertical, Kickaha bondit et lui enfonça quelques pouces du fer de son poignard dans la fesse droite. L’homme hurla et plongea la tête la première dans le trou, aidé en cela par un solide coup de pied. Il chuta sur le soldat qu’il s’apprêtait à extraire du conduit, qui lui-même dégringola sur celui qui se trouvait sous lui ; et ainsi de suite jusqu’à ce que dix hommes hurlants se soient affalés en succession rapide dans le corridor. Le shlikrum dégringola le dernier sur le tas de corps, les quatre fers en l’air. Bien que sévèrement blessé, il n’avait pas perdu connaissance, il tenta de se redresser, roula tout au long de la pyramide humaine et atterrit sur le sol du corridor où il demeura étendu et gémissant.
Un officier, entièrement protégé par une armure, s’avança vers lui avec un bruit métallique et se pencha pour lui parler. Kickaha, ne pouvant entendre ce qu’il disait ramassa un arc, l’arma d’une flèche et visa l’officier. Le tir était malaisé, mais Kickaha s’était souvent entraîné à tirer sous des angles presque impossibles. La flèche atteignit l’officier au défaut de l’épaule et il s’effondra en avant, écrasant le corps du shlikrum sous lui.
Kickaha aperçut alors le coffret d’argent que l’officier portait en bandoulière. Il n’en avait jamais vu de semblable et il se demanda ce que cela pouvait bien être. Mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à la curiosité.
Les soldats qui étaient en train d’aider leurs camarades à se relever s’arrêtèrent soudain et disparurent de la vue de Kickaha. Il y eut un brouhaha de conversations, puis le silence s’établit après qu’un officier l’eût réclamé en rugissant. Kickaha reconnut la voix de von Turbat, et ce fut à ce moment précis qu’il commença à comprendre la raison de l’invasion et de la poursuite sauvage dont il était l’objet.
Von Turbat était le roi de la nation indépendante d’Eggesheim, un pays montagneux peuplé d’environ soixante mille citoyens. À une certaine époque, Kickaha, alors baron Horst von Horstmann, avait entretenu des rapports assez amicaux avec lui. Mais, après avoir été vaincu par Kickaha au cours d’une joute et aussi pour avoir surpris ce dernier en train de courtiser sa fille, von Turbat était devenu hostile mais pas d’une façon active – bien qu’il eût manifesté clairement qu’il ne se sentirait pas contraint de venger Horstmann si quelqu’un le tuait sous son toit. Kickaha avait disparu immédiatement après avoir eu connaissance de ces paroles et plus tard, jouant son rôle de baron brigand, il avait pillé un convoi commercial qui se rendait à Eggesheim. Mais les circonstances avaient obligé Kickaha à abandonner son château et son identité et à gagner le niveau de Talanac. Cela s’était passé quelques années auparavant.
Que von Turbat ait pris un risque aussi terrible uniquement pour avoir la satisfaction de se venger de Kickaha était impensable. Et tout d’abord, comment le roi avait-il pu découvrir que Kickaha et von Horstmann n’étaient qu’une seule et même personne ? Ensuite, s’il avait réellement découvert l’existence des « portes » et la façon de les franchir, pourquoi envahissait-il la dangereuse cité de Talanac ? Cela faisait beaucoup de questions qui demandaient une réponse.
Mais ce qui préoccupait le plus Kickaha, c’était sa situation immédiate. Il était évident que les Teutoniques allaient se hisser dans d’autres conduits – le bruit de leurs voix et le claquement de leurs bottes de cuir dans le corridor ne laissaient aucun doute à ce sujet. Kickaha entrevit l’extrémité d’une échelle que l’on balançait un peu plus loin. Il pensa que ceux qui allaient maintenant, entrer en action seraient moins lourdement équipés que leurs prédécesseurs malheureux, car il avait en sa possession la majeure partie de leurs armes et de leur équipement. Naturellement, des renforts n’allaient pas tarder à arriver. Il fallait qu’il sorte de là le plus rapidement possible.
Un des hommes empilés sous lui dans le corridor se releva, et Kickaha le transperça d’une flèche. Il tira cinq autres flèches en succession rapide, neutralisant cinq autres ennemis. Durant les cinq minutes qui suivirent, il courut dans toutes les directions, empruntant les différents tunnels. Par trois fois il surprit des soldats en train de se hisser dans les conduits verticaux et tua l’homme de tête. À deux reprises il tira de haut en bas dans un conduit, abattant deux hommes qui circulaient dans le corridor. Mais il ne pouvait espérer retenir longtemps tous ses ennemis, car pour cela il eût fallu qu’il se trouvât partout à la fois. Et apparemment, le roi ne tenait aucun compte des pertes. Les conduits qui avaient été empruntés à l’origine voyaient se hisser de nouveaux soldats. Il y avait partout des lumières et du bruit. Kickaha fut contraint d’abandonner les armes qu’il avait conquises et de ne conserver que ses deux couteaux pour pouvoir entreprendre l’ascension d’un autre conduit vertical. Il entendait les soldats qui se frayaient un passage dans les conduits dont l’issue débouchait à l’extérieur. S’il réussissait à atteindre un point culminant de la montagne, au-dessus de la rue des Bienfaits Mélangés, il trouverait bien un moyen de s’échapper.
Il était possible cependant que von Turbat connût la configuration des lieux. En ce cas, il ne manquerait pas de poster des archers dans les rues avoisinantes, au-dessus et en dessous.
Si Kickaha pouvait demeurer éloigné des soldats dans le réseau de tunnels jusqu’à ce que la nuit soit tombée, il pourrait alors se glisser furtivement dehors et atteindre le bord de la falaise de jade. Une fois là, il verrait s’il lui était possible de s’échapper en s’agrippant à ses saillies.
Il mourait de soif. Il n’avait rien bu de la matinée car c’était alors la soif d’apprendre qui le tenaillait. Le choc qu’il avait subi en apercevant les envahisseurs, la bataille et la course l’avaient complètement déshydraté. Au coin de sa bouche pendait une épaisse stalactite de salive ; il lui semblait que sa gorge était pleine de cailloux du désert déterrés par le sabot d’un chameau.
Il lui était possible de tenir jusqu’à la fin du jour et même la nuit entière s’il le fallait, mais il sortirait de là dans un état d’épuisement total. Il lui fallait à tout prix de l’eau et, pour s’en procurer, il ne disposait que d’un seul moyen.
Il redescendit dans le conduit qu’il venait d’escalader mais s’immobilisa presque aussitôt. Il sourit. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Il avait subi une secousse trop forte, et son astuce habituelle ainsi que sa manière de raisonner non conventionnelle lui avaient fait défaut durant un moment. Il avait laissé passer une chance de s’échapper. Ce qu’il allait tenter était une folie, mais c’était justement le caractère insensé de l’opération qui lui donnait des chances de réussir. À condition qu’il ne fût pas trop tard ! Il se laissa glisser sans difficulté et se retrouva dans le tunnel, auprès du tas d’armes et d’équipements. Par chance, aucun bruit ne s’élevait dans les environs immédiats – les soldats devaient progresser dans des conduits assez éloignés. Kickaha se débarrassa de ses vêtements tishquetmoacs et les enfonça à l’intérieur de la cotte de mailles qui se trouvait au bas du tas. Il revêtit une armure à la hâte mais il lui fallut un peu de temps pour trouver une cotte de mailles et un casque à sa taille. Puis il se pencha au-dessus de l’ouverture qui surplombait le corridor et appela. C’était un parfait imitateur et bien qu’il n’eût pas entendu parler le dialecte germanique d’Eggesheim depuis des années, il s’en souvenait parfaitement.
Les soldats qui étaient postés dans le corridor soupçonnèrent une ruse, ils n’étaient pas aussi stupides qu’on aurait pu le croire. Ils n’imaginèrent pas cependant ce qui se passait en réalité, et supposèrent que Kickaha essayait de tes attirer à portée de son arc.
« Ikh’n d’untershlikrum Hayns Gimbat », dit-il. « Je suis le caporal Hayns Gimbat. »
Hayns était un prénom très répandu dans le Dracheland. Gimbat était un nom propre d’origine aborigène – presque tous les noms se terminaient en bat. Gimbat était particulièrement commun dans cette région du Dracheland, parmi les classes inférieures qui étaient constituées d’un mélange d’aborigènes et d’Allemands. Il y avait donc nécessairement plusieurs hommes portant ce nom parmi les assaillants.
Un sergent s’approcha à grandes enjambées et leva la tête pour essayer de voir quelque chose à travers le conduit.
« Vo iss de trickmensch ? Où est le Rusé ?
— E n’iss hir, nettrlikh. Ikh hap durss. Il n’est pas ici, naturellement. J’ai soif.
— Frahk zu fyer de vass ? » beugla le sergent. « Tu demandes de l’eau ? À un moment pareil ? Shaysskopp ! »
La demande était logique, et c’était également le meilleur moyen d’écarter toute suspicion de la part des Drachelanders. Tandis que le sergent vociférait, des torches apparurent à chaque extrémité du tunnel dans lequel se tenait Kickaha. Ce dernier marcha à la rencontre de l’officier qui dirigeait les arrivants. Il était sans armure – von Turbat avait dû penser en définitive qu’il était indispensable qu’un officier dirige les opérations.
Kickaha le reconnut. C’était le baron von Diebrs, souverain d’une petite principauté située en bordure d’Eggesheim. Kickaha l’avait aperçu à la cour alors que lui-même s’y trouvait en visite.
Il garda la tête baissée afin que le casque dissimule une partie de son visage et il haussa sa voix d’un ton. Von Diebrs l’écouta mais ne prêta aucune attention à ses traits. Pour le baron, l’homme qu’il avait devant lui n’était autre qu’un soldat anonyme. Kickaha lui signala que le Rusé avait disparu sans laisser de traces. Il se hâta de dire également qu’il avait demandé de l’eau mais que le sergent semblait penser qu’il ne s’agissait pas là d’une requête raisonnable.
Le baron, qui s’humectait les lèvres, paraissait d’un avis tout à fait contraire. Et bientôt des hommes juchés sur des échelles leur tendirent des gourdes pleines d’eau fixées au bout de perches, et Kickaha put assouvir sa soif. Il fit alors une tentative afin de s’éclipser et s’efforcer d’atteindre le corridor, mais von Diebrs l’en empêcha en lui ordonnant de prendre la tête du groupe qui allait se hisser dans un conduit vertical afin d’explorer le tunnel horizontal supérieur. Le baron l’injuria en outre pour avoir conservé son armure et Kickaha dut s’en débarrasser ainsi que de sa cotte de mailles. Il était prêt à frapper ou à courir au moindre signe montrant que le baron l’avait reconnu, mais von Diebrs n’avait qu’une idée en tête : mettre la main sur le barbare assassin.
Kickaha aurait voulu poser des questions, mais il ne pouvait le faire sans éveiller les soupçons et il garda donc le silence. Il se hissa dans le conduit et prit ensuite les arcs, les carquois et les longues épées qu’on lui tendait. Lorsque tout le monde eut atteint le tunnel supérieur, le groupe se divisa-en deux et les deux équipes s’éloignèrent en se tournant le dos. D’après les instructions reçues, si le groupe dont faisait partie Kickaha en rencontrait un autre, ils auraient à escalader un autre conduit et à explorer le tunnel supérieur. Le corridor et les tunnels inférieurs se remplirent d’animation et de bruit. Des renforts venaient d’arriver pour accélérer les opérations. Von Turbat – ou quiconque était responsable de l’invasion – devait parfaitement contrôler la situation si l’on en jugeait au nombre de soldats disponibles. Kickaha demeura avec son groupe, puisque personne ne le connaissait. Lorsqu’ils rencontraient d’autres équipes, il se gardait d’ouvrir la bouche. Il portait encore son casque, étant donné que personne ne lui avait ordonné de l’enlever. Il n’était d’ailleurs pas le seul dans ce cas.
La progression devint de plus en plus malaisée car les tunnels se rétrécissaient et il leur fallut bientôt se déplacer en file indienne. Les soldats étaient en excellente forme, mais ce genre d’exercice leur fatiguait les jambes et les reins. Bien qu’il ne souffrit en aucune manière, Kickaha ne manquait pas de se plaindre comme les autres afin de ne pas se faire remarquer.
Après ce qui leur parut durer des heures et qui en fait ne dépassa pas quatre-vingts minutes, le groupe de six, après avoir escaladé un dernier conduit, atteignit une petite pièce circulaire dont un côté comportait de larges ouvertures qui donnaient sur l’extérieur. Les hommes se penchèrent pour regarder et virent sous eux, dans la Rue des Bienfaits Mélangés, des troupes de fantassins et de cavaliers. Ils apparaissaient minuscules mais étaient néanmoins identifiables. Kickaha reconnut les drapeaux, les fanions et les uniformes d’Eggesheim mais également ceux d’une douzaine d’autres royaumes et de quelques baronnies.
Il y avait des corps étendus, principalement ceux d’habitants tishquetmoacs, et ça et là quelques flaques de sang, mais la bataille entre les Teutoniques et les garnisons de Talanac avait dû se dérouler ailleurs, probablement au sommet de la ville.
À une grande distance en dessous des rues coulait la rivière, et les deux ponts que Kickaha pouvait apercevoir étaient encombrés de réfugiés qui s’éloignaient en direction de la vieille ville.
Le regard de Kickaha fut attiré par un Tishquetmoac qui descendait à cheval la longue rampe sinueuse de la rue supérieure et qui s’immobilisait à la hauteur de von Turbat, lequel, à ce moment précis, sortait du temple. Le roi enfourcha sa propre monture avant d’autoriser le Tishquetmoac à lui adresser la parole. L’homme portait un costume splendide, robe écarlate et jambières vertes, et son chef était couvert d’une coiffure surmontée de longues plumes blanches ondulées. C’était probablement un fonctionnaire de la suite de l’empereur. Il paraissait faire son rapport à von Turbat, ce qui pouvait signifier que l’empereur avait été fait prisonnier.
Même si Kickaha réussissait à s’évader, il y aurait peu de cachettes possibles pour lui. Les habitants qui demeuraient dans la ville continueraient à obéir au souverain et, s’ils recevaient l’ordre de signaler la présence du fugitif dès qu’il serait découvert, ils n’hésiteraient pas une seconde à le faire.
L’un des soldats qui se trouvaient à ses côtés était en train de parler de la récompense offerte pour sa capture ou pour tout renseignement qui aiderait à le capturer. Elle était considérable : dix mille dracheners, plus la baronnie de Horstmann y compris le titre, le château, les terres et les citoyens. Si c’était un roturier qui gagnait la récompense, il se trouverait anobli ainsi que sa famille. L’argent offert représentait une somme supérieure à celle que la collecte d’impôts rapportait au roi d’Eggesheim en deux ans.
Kickaha aurait voulu s’informer du sort qui avait été réservé à Lisa von Horstmann, sa femme, et à von Listbat son bon ami qui dirigeait la baronnie en son absence, il n’osa pas mais eut un frisson à la pensée de ce qu’avait pu être leur destin.
Il se pencha à nouveau par l’ouverture afin d’aspirer un peu d’air frais, et il aperçut quelque chose qu’il avait déjà vu quelques minutes auparavant mais à quoi il n’avait guère attaché d’importance. Un peu plus tôt, il avait vu un chevalier qui se tenait derrière von Turbat ; il tenait une épée à la main et serrait sous son autre bras une grande cassette en acier. Maintenant, ce même chevalier était dans la rue auprès du roi et lorsque ce dernier rentra dans le temple, l’homme qui portait la cassette le suivit comme son ombre.
C’était très étrange, pensa Kickaha. Mais toute l’histoire était étrange. Il ne pouvait trouver aucune explication aux événements. Une chose cependant était certaine : Wolff n’avait plus le contrôle efficace de ce monde sinon rien de tout cela ne se serait passé. Wolff était mort ou captif dans son propre palais, ou alors il se cachait quelque part dans ce monde ou dans un autre.
Le caporal ordonna au détachement de redescendre. Tous les tunnels et conduits environnants furent explorés une nouvelle fois. Lorsqu’ils eurent rejoint l’entrée, les soldats étaient fatigués, affamés, inondés de transpiration et remplis de mauvaise humeur. Ces désagréables sensations furent encore aggravées par l’agressivité des officiers qui les couvrirent de reproches. Von Turbat et les chevaliers n’arrivaient pas à croire que Kickaha ait pu leur échapper. Le souverain s’entretint avec ses officiers, établit un nouveau plan d’opérations plus détaillé et ordonna que l’on poursuivit les recherches. Il y eut une pause durant laquelle on distribua aux soldats des gourdes d’eau, des biscuits durs et de la viande séchée. Kickaha s’adossa au mur comme ses compagnons et ne parla que lorsqu’on lui adressa la parole. Les membres du groupe auquel il s’était joint semblaient appartenir à la même unité, mais ils ne lui demandèrent pas de quel peloton il était. Ils étaient trop las et de trop mauvaise humeur pour parler beaucoup.
Une heure après le crépuscule, les recherches reprirent. Un officier affirma que le Rusé n’avait pas la possibilité de s’échapper : le flot des réfugiés avait été stoppé, ils étaient bien gardés et des patrouilles sillonnaient les deux berges de la rivière qui coulait au pied de la ville ; en outre, la fouille méthodique de toutes les habitations de Talanac venait de commencer.
Cela signifiait que les équipes de recherches allaient devoir travailler toute la nuit alors que les hommes avaient grand besoin de sommeil. Ils passeraient la nuit éveillés, à rechercher Kickaha. Ils seraient encore debout le jour suivant et même la nuit suivante si l’on n’arrivait pas à le retrouver.
Les soldats n’élevèrent aucune protestation. Ils ne tenaient pas à recevoir le fouet, puis à être émasculés pour être pendus ensuite. Mais ils murmuraient entre eux et Kickaha tendit l’oreille pour essayer de glaner quelques renseignements. C’étaient des hommes résistants et endurcis qui grognaient mais qui étaient prêts à obéir à n’importe quel ordre raisonnable et à presque tout ordre insensé.
Ils marchaient d’un bon pas en dépit de leurs jambes lourdes. Kickaha avait habilement manœuvré pour se placer au dernier rang du peloton et, profitant du fait qu’ils s’engageaient dans une rue déserte, il se laissa légèrement distancer puis disparut dans l’embrasure d’une porte.